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El Maleh et Benjamin, à propos de la figure du conteur


Le Mercredi 10 Décembre modifié le Mardi 30 Novembre



Voici deux figures qui veulent attirer lʼattention du lecteur sur les pouvoirs du conte. Si lʼun y a réfléchi de manière pertinente, lʼautre en a montré lʼintérêt au quotidien. Deux textes, artistiquement complémentaires, seront ici cités, Le Narrateur de Walter Benjamin (traduit par Maryse de Gandillac et Pierre Rusch, réédité dans Écrits français, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, pp. 264-298) et Le Conteur  dʼE. A. El Maleh (In Abner Abounour, Grenoble, La pensée sauvage, 1995). 



Faisant partie des textes constitutifs dʼAbner Abounour, « Le conteur » est une illustration concrète de la culture marocaine, riche dʼune tradition millénaire, porteuse de leçons humaines. Rappelons au commencement la petite légende dʼun homme sage, Si Abdeslam El Ouacini. Il connaissait par cœur les soixante versets du Coran et un bel avenir dʼhomme de religion lʼattendait probablement. Or, un jour noir, ou peut-être blanc, a décidé autrement de son destin, et ce à cause dʼune gifle. En effet, le fqih lʼa giflé à titre de punition, ce à quoi se refusa Si Abdeslam, dont la réponse a été immédiate et qui a consisté à en mordre le pouce. On lʼaura bien compris, par cet acte, lʼenfant rebelle signa ainsi son adieu à lʼécole coranique. 

Devenu maçon, le rebelle porte en lui les germes dʼun ˮesprit frondeur“ se manifestant dans un humour remarquablement enrichi par un art de conter, trouvant son substrat dans une tradition marocaine de légendes plurielles. Au ton humoristique sʼajoute le sourire dont sort quelque chose dʼà la fois magique et subtil. Sʼil est révélateur de la vieillesse, ˮmémorial dʼune jeunesse passée…“, de la perte des dents, il nʼempêche quʼil nʼy a ˮrien du mordant de son esprit“.  

Mais restons à la magie du sourire, à son caractère étrange, cʼest-à dire beau, ainsi que le souligne cette phrase de Pavese dans Le métier de vivre, citée par E. A. El Maleh, lʼauteur du texte « Le conteur », « There is no excellent beauty that has not some strangeness », quʼil commente juste après de la manière suivante :  

« lʼétrangeté, on ne sait trop comment accorder une certaine beauté à ce sourire, peut-être parce que la grandeur dʼune vie rude, accordée à la nature, toute tournée vers la sage patience de vivre, lʼascèse dʼun rêve infini, perce là, refusant lʼartifice trompeur dʼun dentier civilisé » (p. 77).  

Si Abdeslam a le talent du conteur, à lʼimage des autres talentueux personnages, crées par E. A. El Maleh, souvent doués dʼhumour, de pauvreté absolue et dʼune forme dʼascèse. Lʼart de vivre, la sagesse, lʼart, la science également reviennent chez lui à lʼeffort fourni par les gens modestes, et il nʼy a pas de créativité qui ne trouve pas ses soubassements dans lʼhumilité. Par le conte, simple, dit par un homme humble, parce quʼil est pauvre dʼinstinct, lʼimagination ouvre ses portes à quiconque passionné par la finesse dʼune parole intuitive jetée ˮaux quatre vents !“ 

Lʼart de conter est marocain. Si Abdeslam en donna lʼexemple concret, cʼest un artiste spontané, dont la technique mise en œuvre est due à manier, comme on manierait la cire, habilement une parole on ne peut plus libre, sans murs: « Où trouver des murs en cet espace ouvert, des murs enserrant la parole, lui donnant corps et présence, lui offrant un lieu propre à sa germination, à lʼécho de qui lʼaccueille et lʼécoute ? » (p. 78).  

Le sourire nʼabandonne plus jamais Si Abdeslam, le sourire expérimenté. E. A. El Maleh a ceci de distinctif quʼil est un liseur de signes, et le sourire est un langage à lire. Sʼil fait acte du style particulier de Si Abdeslam, il nʼen est pas moins quʼil demeure sa manière de jauger lʼattention de lʼauditoire et dʼévaluer ses effets de surprise. Ce que cherche à vrai dire Si Abdeslam en racontant son récit, cʼest de créer la stupeur de ceux qui lʼécoutent, à lʼexemple du grand visir, des oulama et des dignitaires du royaume devant leur maître tout puissant exigeant dʼeux une réponse dans trois jours et trois nuits pour résoudre lʼénigme se cachant dans le chant du « maqrash » (bouilloir) quand il se met à bouillir.  

La parole non calculée, ouvrant ses portes aux plus spontanés, au conteur des pauvres, sans que la moindre petite chose ne vienne peser sur elle : « La parole dans le couronnement de son utopie, sans lieu, sans attache, sur la crête de son propre instant, je savais quʼaucun artifice ne parviendrait à la restituer dans le bel et vierge élan de sa naissance, dans lʼéclat de ses pouvoirs, de ses dons de vie » (p. 80).  

La surprise est doublement surprenante, car Si Abdeslam est un fin conteur. Si déjà les visages de lʼassemblée témoignent de leur grande impatience, Si Abdeslam cherche davantage de stupeur. Si Abdeslam raconte sans rien expliquer : Le père puissant sʼeffondrant, à force dʼêtre accablé par manque de satisfaction, cʼest, pour inattendu que cela puisse paraître, sa petite fille qui trouva la réponse : « O père infiniment respecté, cette énigme est un jeu dʼenfant. La bouilloire gazouille et lʼon peut entendre quʼelle dit faire remonter vers le ciel lʼeau tombée sur terre, cette eau qui a fait pousser le bois alimentant le feu dont elle se chauffe » (p. 82). La suite est à venir, Si Abdeslam interrompt ainsi son récit car il doit assurer dʼautres tâches, sachant bien quʼil est maçon aussi. 

A lire ce court texte, on ne peut passer outre au conteur tel que lʼaborde Walter Benjamin. Ce texte écrit sous le titre Der Erzâhler (1936), traduit généralement par Le Conteur, que Benjamin traduit lui même par Le Narrateur en (1939), quand il en a donné une version française, ce texte donc fait largement écho au texte dʼE. A. El Maleh, ce qui ne devrait pas nous étonner, puisque ce dernier recommande lui-même la lecture de Benjamin : « Lisez Benjamin, sans lui, rien nʼest possible ! » (in Edmond Amran El Maleh, Jean Genet : Le Captif amoureux, Grenoble, La pensée sauvage, 1998, p. 193). Quʼest-ce donc au juste que le narrateur?  

Une qualité de plus en plus rare, une faculté devenue un défaut du moment, se traduisant dans lʼinaptitude à échanger ce que nous avons de plus cher, cʼest-à-dire, nos expériences humaines. Benjamin écrit dans cet ordre dʼidée : « Lʼexpérience transmise oralement est la source où tous les narrateurs ont puisé ». 

Cʼest dire que le narrateur a le don de raconter oralement ses expériences ou les expériences des autres. Cʼest pourquoi, le travail du conteur ne dépend pas de ce quʼon est, ou non, passé par une formation scolaire, car cʼest un art que lʼon apprend au quotidien. Cʼest de même la spécificité des grands orateurs qui ont marqué les siècles. Par conséquent, cet art de narrer est en déclin du moment que la vérité disparait. Le conteur dit le juste.  

Dʼautre part, la fin de la narration, pour paradoxal que cela puisse paraître, cʼest le roman qui en est responsable. Selon Benjamin, cʼest au début des Temps modernes que lʼon assiste à la chute de la narration au profit du roman. Toute la différence entre les deux consiste dans lʼécrit, en ce que le roman a besoin du livre, tandis que la narration nʼen a cure. Le roman interdit lʼépanouissement de la parole vive, orale, créative et spontanée : « Ce qui oppose le roman à toute autre forme de prose et avant tout à la narration, cʼest quʼil ne procède pas de la tradition orale ni ne saurait la rejoindre » (ibid.).  

Si Abdeslam est lʼintermédiaire humble de la tradition orale marocaine, il en est le passeur, rappelant une Femme, une mère, autre texte dʼE. A. El Maleh, dont la sagesse émane de ce que lui transmet sa ville, Assilah, Azaîlah, pour parler comme les autochtones.  

Le conteur Si Abdeslam souscrit pleinement au raisonnement de Benjamin. Cela nʼest pas dʼailleurs sans rappeler le fameux concept dʼaura signifiant tout ce qui reste et survit dʼun passé perdu. Si Abdeslam est lʼhomme auratique, au sens étymologique du terme, à même de préserver la brise et le souffle qui ne sont que de passage.  

Mieux encore, la tâche du narrateur est moins dʼexpliquer que de faire débarrasser son récit de toute explication. Si Abdeslam narre avec précision son récit sans pour autant lui apporter dʼexplication, en laissant libre cours à ceux qui lʼécoutent de lʼinterpréter comme on voudra. La narration a pour objectif dʼexciter plus dʼétonnement et de réflexion.  

Dʼaprès Benjamin, lʼart de narrer reste à lʼorigine artisanal, un métier, au sens où en parle Nicolas Leskov, un écrivain véridique, comme dit de lui Tolstoi, doué du talent de la narration, dʼautant quʼil est le premier à avoir dénoncé « lʼinsuffisance du progrès économique ». Il en va de même de Paul Valéry qui a évoqué la dimension spirituelle issue de la narration que lʼhomme de jadis exprimait avec une subtilité parfaite dans les enluminures, les pierres polies, les peintures et tous les arts nécessitant le travail de la main, à leur tête, lʼartisanat.  

Force est de constater que les mots du narrateur, quʼest lʼartisan, établissent un rapport étroit entre lʼâme, lʼœil et la main, « rapport de collaboration qui détermine toute activité artisanale », ajoute Benjamin. Cette relation étroite entre les trois éléments émane de lʼartisanat, où la narration sʼaccompagne de magie, de mysticisme et de gestes manuels.  



Le dernier mot revient à Benjamin : 

« Vu sous cet angle le narrateur se range parmi les sages et les maîtres. Il est de bon conseil -non pas comme le proverbe : pour quelques cas, mais comme le sage : pour tous les cas. Car il est en son pouvoir de sʼappuyer sur toute une vie. (Et cette vie ne contient pas seulement sa propre expérience, mais aussi une bonne part de lʼexpérience dʼautrui. Le narrateur assimile à sa connaissance la plus intime ce quʼil a appris par ouïe dire.) Son talent, cʼest de pouvoir narrer la vie, sa haute fonction de la pouvoir narrer dʼun bout à lʼautre. Le narrateur, cʼest lʼhomme qui pourrait laisser la mèche de sa vie se consumer tout entière à la douce flamme de sa narration […] Si lʼon se tait, ce nʼest pas seulement pour lʼentendre, mais aussi un peu parce quʼil est là. Le narrateur est lʼimage en laquelle le juste se retrouve lui-même ».  

Najib Allioui, professeur agrégé de Lettres modernes (2020) et  titulaire dʼun doctorat en Langue et Littérature françaises (2025).  Il a consacré une thèse qui a porté sur la corrélation du verbal et  du visuel dans lʼœuvre dʼE. A. El Maleh. 




Source : https://aljinanefr.articlophile.com/blog/i/9311672...